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La carboneutralité a-t-elle une place dans les régimes de retraite ?

Par André Choquet, FCIA, FSA, CIM, Directeur, Millani et Milla Craig, BBA, SIPC, Présidente et chef de la direction, Millani

« Dans le monde d'aujourd'hui, marqué par des phénomènes météorologiques extrêmes, la nouvelle norme pour les pertes catastrophiques assurées annuelles au Canada est devenue de 2 milliards de dollars, dont la plupart sont dus à des dommages liés à l'eau. Comparez cela à la période entre 1983 et 2008, où les assureurs canadiens n'ont enregistré en moyenne que 422 millions de dollars par an de pertes liées à des phénomènes météorologiques extrêmes. » (1)

Craig Stewart, vice-président, Affaires fédérales, Bureau d'assurance du Canada (BAC).

Les événements extrêmes liés aux conditions météorologiques qui se produisent une fois tous les 100 ans sont de plus en plus fréquents. Ils ont un impact significatif sur les sociétés dans lesquelles nous investissons, et sur notre économie. Les engagements de carboneutralité pris par les propriétaires et les gestionnaires d'actifs ne changeront pas le cours des phénomènes météorologiques extrêmes à court terme. Ils sont en partie le résultat de décennies d'émissions de gaz à effet de serre (GES) accumulées dans l'atmosphère. Ceci dit, les engagements de carboneutralité pourraient avoir un impact positif sur l'avenir.   

Les 17 000 régimes de retraite du Canada, dont l'actif s'élève à 2 000 milliards de dollars(5), devraient-ils avoir l'obligation de fixer des objectifs de carboneutralité? Ont-ils un devoir fiduciaire de le faire ? 

La carboneutralité consiste à réduire les émissions de GES d'un portefeuille à un niveau aussi proche de zéro que possible, les émissions restantes étant réabsorbées de l'atmosphère par les océans et les forêts (2). Les émissions de GES d'un portefeuille d'investissement font référence aux émissions de la portée 1 et de la portée 2(3) associées à ses investissements. Par exemple, un régime de retraite qui possède 1 % de l'entreprise X comptabiliserait 1 % des émissions de la portée 1 et de la portée 2 de l'entreprise X. 

Dans l'étude semestrielle de Millani de juin 2022 sur le sentiment ESG des investisseurs institutionnels canadiens (4) où 37 propriétaires et gestionnaires d'actifs canadiens ont été interviewés, il a été constaté que :

  • 32% ont pris des engagements de carboneutralité,
  • 22 % ont établi des objectifs de décarbonisation, et
  • 19 % ont rejoint ou étaient sur le point de rejoindre des coalitions d'investisseurs telles que la Net-Zero Asset Owner Alliance.

En résumé, 57 % s'attardent de façon significative aux émissions de GES de leur portefeuille.

Pourquoi un régime de retraite canadien voudrait-il adopter un engagement de carboneutralité et des objectifs intermédiaires de décarbonisation ?

Traditionnellement, les régimes de retraite ont été gérés dans un cadre de maximisation du rendement et de minimisation du risque. Les définitions des risques varient d'un régime à l'autre, mais elles sont généralement liées à la volatilité du taux de capitalisation, des cotisations ou d'autres paramètres propres au régime. Ceux-ci sont affectés par le type de régime, le degré de maturité, les données démographiques, les politiques et les externalités financières telles que les taux d'intérêt, l'inflation et la performance du marché. Dans un sens, les régimes de retraite étaient considérés comme une entité singulière devant être protégée contre les menaces externes afin de respecter leurs obligations à long terme envers les bénéficiaires.

Collectivement, les régimes de retraite fournissent les capitaux qui alimentent l'économie, laquelle a à son tour un impact sur chaque régime de retraite qui la compose. Les régimes de retraite peuvent focaliser intérieurement sur la couverture des risques et la maximisation du rendement, mais ils peuvent aussi focaliser extérieurement sur un avenir durable pour leurs bénéficiaires. Ce dernier objectif peut être atteint en collaborant avec d'autres pour mener l'économie vers la carboneutralité et limiter les effets du réchauffement climatique.  

Qu'en est-il des obligations fiduciaires des fiduciaires de régimes ?

Lorsqu'il est question des obligations fiduciaires, les concepts juridiques suivants sont souvent cités :

  • Le Règlement de l'impôt sur le revenu stipule que « l'objectif principal d'un régime de retraite est de fournir des paiements périodiques à des particuliers après leur retraite et jusqu'à leur décès à l'égard de leurs services en tant qu'employés ».  
  • Les législations provinciales canadiennes sur les normes de pension comprennent une règle de la personne prudente qui s'applique à l'investissement des caisses de retraite. La règle de la personne prudente s'inscrit généralement dans le cadre du soin, de la compétence et de la diligence exigés d'un administrateur de régime de retraite, par exemple à l'article 22 de la Loi sur les régimes de retraite de l'Ontario.

Les engagements de carboneutralité et les objectifs intermédiaires de décarbonisation sont-ils en contradiction avec ces concepts juridiques? Les opinions juridiques laissent entendre que non. En mai 2021, McCarthy Tetrault a publié « Climate Change : Legal Implications For Canadian Pension Plan Fiduciaries and Policy-Makers » (5). Leur opinion est sans équivoque : les fiduciaires des régimes (et leurs délégués) sont en fin de compte responsables de tout manquement à prendre correctement en compte les risques et les opportunités liés au changement climatique ".  

La question de la décarbonisation et de la carboneutralité est indirectement abordée dans leur opinion juridique lorsqu'on affirme que : « l'objectif financier principal n'exclut pas d'autres considérations secondaires telles que l'environnement ou les considérations éthiques dans des circonstances très spécifiques ».  L'avis juridique conclut que les preuves consensuelles des changements climatiques, et la simple menace qu'ils représentent, exigent une attention fiduciaire. Il évoque également la nécessité d'une perspective à long terme : « Les fiduciaires des régimes de retraite doivent reconnaître et équilibrer les considérations de risque et de rendement intergénérationnels actuels et futurs sur des périodes qui dépassent potentiellement la durée de vie humaine. »

Des régimes de retraite tournés vers l'intérieur et vers l'extérieur ?

Comme nous l'avons mentionné plus haut, les régimes de retraite peuvent focaliser intérieurement sur la couverture des risques et la maximisation du rendement, mais certains administrateurs de régimes canadiens ont commencé à regarder vers l'extérieur, en mettant l'accent sur les gens et la planète (voir la fenêtre).   Ces régimes ont peut-être suivi un raisonnement comme ceux-ci :

  • Notre régime de retraite a des obligations à long terme qui s'étendent bien au-delà de 2050;
  • La science du climat prévoit qu'un monde en transition vers 1,5C degrés aura moins d'impacts physiques et commerciaux négatifs qu'un monde à 3C ou 4C degrés d'ici 2050;
  • Le sixième rapport d'évaluation du Intergovernmental Panel on Climate Change (IPCC) souligne qu'un monde à 1,5C degrés ne peut être atteint qu'avec la carboneutralité, une décarbonisation profonde et une transformation systémique;
  • Les investissements des régimes de retraite peuvent devenir des acteurs importants de cette transformation et contribuer à un climat plus stable ;
  • Il est donc notre devoir fiduciaire de nous engager à atteindre la carboneutralité et de contribuer à faire en sorte que la température moyenne mondiale ne dépasse pas les 2C degrés. 

Cette double orientation, vers l'intérieur et vers l'extérieur, suscite également l'intérêt à l'étranger.

En 2020, les Principes des Nations unies pour l'investissement responsable (UNPRI), en partenariat avec UNEP Finance Initiative et UN Global Compact, ont publié « In search of sustainability - Private Retirement Systems In Australia, The United Kingdom, and The United States  ».(7) L'UNPRI définit la durabilité comme « la capacité des conseils d'administration et des gestionnaires de régimes à être des investisseurs responsables, des intendants actifs et des répartiteurs de capitaux vers des activités économiques ayant des résultats sociaux et environnementaux souhaitables ».

Le rapport propose quatre interventions préliminaires pour les décideurs/régulateurs et trois pour les organismes du secteur (y compris l'UNPRI) afin de s'assurer que le secteur privé mondial des retraites offre des résultats souhaitables aux bénéficiaires. L'une des interventions des régulateurs consiste à exiger des régimes de retraite qu'ils intègrent les questions de durabilité dans leurs stratégies et décisions d'investissement, ou du moins qu'ils suppriment les obstacles.

Le Royaume-Uni a récemment introduit une réglementation plus forte et plus favorable à l'investissement responsable pour le secteur des retraites. À compter du 1er octobre 2022, les fiduciaires des régimes de retraite dont les actifs dépassent 1 milliard de livres sterling doivent calculer et déclarer une métrique sur l'alignement des actifs du régime avec l'objectif de lutte contre les changements climatiques, qui consiste à limiter l'augmentation de la température moyenne mondiale à 1,5C degrés. (8) Thérèse Coffey, secrétaire d'État à la santé et à l'aide sociale et vice-premier ministre (Royaume-Uni), a déclaré : « Il ne suffira pas que les régimes se contentent de faire des rapports passifs et de cocher des cases pour se frayer un chemin à travers les risques liés au changement climatique et atteindre l'objectif de carboneutralité ». (9) L'Australie, les États-Unis et le Canada n'ont pas encore adopté de réglementation similaire.  

Les régimes de retraite sont de toutes formes et de toutes tailles. La moitié des régimes de retraite enregistrés au Canada compte moins de 10 membres (5). De plus, lorsqu'il s'agit d'engagements et d'objectifs de décarbonisation, il n'existe pas d'approche unique. Cela étant dit, une première étape importante consiste à établir le cadre approprié pour intégrer les facteurs ESG et les risques liés au climat dans la gestion des régimes de retraite. Cela comprend un cadre de gouvernance, l'élaboration d'une politique d'investissement responsable et d'un plan d'action, l'évaluation des gestionnaires d'investissement externes et la divulgation. Ce n'est qu'une fois les fondations établies que les fiduciaires doivent commencer à envisager les ambitions et les objectifs de carboneutralité, afin de fixer des objectifs qui ont du sens pour eux.

Un vent de changement souffle en ce moment. Les fiduciaires devront établir et gérer des plans de carboneutralité. Le choix consiste à attendre les réglementations et à agir de manière réactive ou à commencer dès maintenant à mettre en place un cadre ESG, à atténuer de manière proactive les risques et à saisir les opportunités liées à l'ESG et aux changements climatiques. Les fiduciaires qui choisissent cette dernière solution seront mieux équipés pour répondre aux nouvelles réglementations lorsqu'elles se présenteront.

En fin de compte, l'objectif d'un plan de retraite n'est-il pas de fournir une pension à vie aux bénéficiaires et de contribuer à un meilleur environnement dans lequel les bénéficiaires pourront profiter de leur retraite?


Exemples d'actions concrètes de quelques grands régimes de retraite canadiens :

  • CDPQ(392$B AUM) s'engage à :
    • détenir 54 milliards de dollars d'actifs verts d'ici 2025 afin de contribuer activement à une économie plus durable;
    • réaliser une réduction de 60 % de l'intensité carbone du portefeuille total d'ici 2030;
    • créer une enveloppe de transition de 10 milliards de dollars pour décarboniser les principaux secteurs industriels émetteurs de carbone;
    • se retirer complètement de la production de pétrole d'ici la fin de 2022.

La CDPQ annonce sa nouvelle stratégie climatique | CDPQ 

Régime de retraite universitaire (UPP) de l’Ontario (11 milliards de dollars d'actifs sous gestion)

  • « L'importance des changements climatiques pour l'UPP est double : La capacité de l'UPP à réaliser des rendements de placement adéquats et à offrir des prestations de retraite dépend d'un climat stable ; et les placements de l'UPP ont une incidence sur la stabilité du climat. »
  • UPP va :
    • faire passer son portefeuille de placements à des émissions nettes de GES nulles d'ici 2040, ou avant;
    • mettre l'accent sur la résilience climatique et la réduction des émissions de GES dans l'économie réelle;
    • investir uniquement dans de nouveaux mandats et actifs qui s'alignent sur la transition vers un monde à zéro émission nette;
    • réduire l'empreinte carbone de son portefeuille de 16,5 % d'ici 2025 et de 60 % d'ici 2030 par rapport à une base de référence de 2021 (mesurée en tonnes d'équivalent CO2 par million de dollars investi);
    • fixer un objectif pour les nouveaux investissements dans les solutions climatiques;
    • exclure sélectivement les investissements dans les entreprises qui présentent un risque climatique important.

Climate action plan – My UPP


Références

  1. Severe Weather in 2021 Caused $2.1 Billion in Insured Damage (ibc.ca) 
  2. Zéro émission nette | Nations Unies
  3. Le GHG Protocola défini trois types de portée d’émissions GES: 
    1. Les émissions de la portée 1 sont des émissions directes provenant de ressources appartenant à l'entreprise et contrôlées par elle. En d'autres termes, les émissions rejetées dans l'atmosphère en tant que résultat direct d'un ensemble d'activités, au niveau de l'entreprise. 
    2. Les émissions de la portée 2 sont des émissions indirectes provenant de la production d'énergie achetée auprès d'un fournisseur de services publics. En d'autres termes, toutes les émissions de GES rejetées dans l'atmosphère, provenant de la consommation d'électricité, de vapeur, de chaleur et de climatisation achetés. 
    3. Les émissions de la portée 3 sont une conséquence des activités de l'entreprise, mais proviennent de sources qui ne sont pas détenues ou contrôlées par l'entreprise. Quelques exemples d'activités de portée 3 sont l'extraction et la production de matériaux achetés, le transport de combustibles achetés et l'utilisation de produits et services vendus, le financement, les investissements et l'assurance d'activités à fortes émissions.
  4. Étude semestrielle de Millani sur le sentiment ESG des investisseurs canadiens
  5. Bauslaugh-Pension-Opinion-FR.pdf (ubc.ca) 
  6. 6th assessment report of the Intergovernmental Panel on Climate Change (IPCC) WG1 
  7. In search of sustainability - Private Retirement Systems In Australia, The United Kingdom, and The United States (unpri.org)
  8. Statutory guidance: Governance and reporting of climate change risk: guidance for trustees of occupational schemes - GOV.UK (www.gov.uk)
  9. Pensions, People, Planet: Saving for the future to save the future - GOV.UK (www.gov.uk)


André Choquet, Directeur, Millani

André est un Gestionnaire de placements agréé (CIM) et un actuaire (FICA, FSA) chevronné connu pour être un partenaire de confiance pour les clients institutionnels.  Il a 30 ans d'expérience dans le conseil aux régimes de retraite et a mis à profit son expertise technique approfondie en matière de financement des régimes de retraites pour intégrer les facteurs ESG et la gestion des risques liés au climat dans le processus d'investissement. 

André a été le pionnier de la pratique Outsourced Chief Investment Officer (OCIO) dans un grand cabinet de conseil mondial et a développé des stratégies d'investissement pour des fonds institutionnels des secteurs privés et publiques. Il possède une expérience de l'intégration des facteurs ESG et des risques liés au climat dans le processus d'investissement des régimes de retraite et des fonds de dotation. Il a été le principal gestionnaire et conseiller pour un fonds de dotation universitaire, l’avisant sur la mise en œuvre des recommandations de la TCFD, dirigeant une recherche de gestionnaires à faibles émissions de carbone dans les actions canadiennes et internationales et produisant des rapports trimestriels pour le comité d'investissement sur les émissions de GES et les risques ESG. 

André est titulaire d'un baccalauréat en mathématiques actuarielles de l'Université Concordia (Montréal). Il est président du Comité sur le changement climatique et viabilité de l'Institut canadien des actuaires (ICA) et a récemment reçu le Prix du président de l'ICA 2022 pour son dévouement à faire progresser l'intégration des risques et des opportunités liés au climat dans la pratique des 6 000 membres de l'Institut.



Milla Craig, Présidente et Chef de la direction, Millani

Millani est une société de conseil indépendante qui aide les investisseurs à intégrer les problématiques ESG dans leurs décisions d'investissement, les entreprises à communiquer leurs enjeux ESG importants aux investisseurs, les conseils d'administration à comprendre leurs responsabilités ESG ainsi que les acteurs des marchés financiers à créer leurs stratégies ESG propriétaires.

Tout au long de sa carrière, Milla a travaillé en étroite collaboration avec les équipes de direction et de relations avec les investisseurs de sociétés canadiennes cotées en bourse, ainsi qu'avec les analystes financiers et les gestionnaires de placements de plusieurs fonds de pension et d'investissement canadiens. Avant de fonder Millani en 2008, elle a travaillé pendant plus de 15 ans au sein des marchés d'actions institutionnels pour de grandes institutions financières canadiennes telles que RBC Dominion Securities et Scotia Capital, où elle était régulièrement classée parmi les vendeurs de premier rang. Par la suite, en tant que dirigeante chez Deloitte en matière de durabilité pour la région du Québec, elle a participé activement à l'élaboration de la stratégie de durabilité, à la gestion, à l'engagement des parties prenantes et à la production de rapports pour diverses organisations canadiennes.

Milla est membre du conseil d'administration de l'Association pour l'investissement responsable (RIA) et préside son comité de nomination. Elle est coprésidente du comité directeur de l'Initiative finance et développement durable de Finance Montréal. Milla est lauréate du prix Clean16 2017, et a reçu en 2020 le prix Femmes de mérite de la Fondation Y des femmes à Montréal, dans la catégorie Affaires et entrepreneuriat.