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Comprendre les données sur les émissions pour gérer le risque climatique

Par Stephen Freedman, Head of research and sustainability pour l'équipe thématic Équities et les conseils consultatifs thématiques a Pictet Asset Management

L’accès à des données plus vastes et plus précises en matière d’émissions de gaz à effet de serre (GES) des entreprises conduit un nombre croissant d’investisseurs à intégrer les risques et enjeux climatiques dans leurs décisions de placement.

Le Protocole des gaz à effet de serre, cadre de mesure et de gestion des GES, distingue trois types d’émissions. Comprendre leur fonction, leur utilité et leurs limitations revêt une importance cruciale pour les investisseurs sensibles au climat. 

Ceux qui veulent maîtriser les risques climatiques doivent toutefois aller au-delà des données sur les émissions de catégories 1, 2 et 3 en acquérant une compréhension approfondie du risque carbone d’une entreprise. Et pour qui souhaite à la fois gérer les risques climatiques et contribuer à la transition énergétique, le déploiement de techniques plus complexes visant à mesurer les émissions évitées – ou ce que l’on désigne parfois comme les émissions de catégorie 4 – peut s’avérer nécessaire.

Définition des différentes catégories d’émissions

Le Protocole des émissions de GES constitue l’outil de mesure le plus utilisé. Parmi les trois types d’émissions qu’il distingue, la catégorie 1 couvre les émissions directes de gaz à effet de serre d’une entreprise; celles qui sont liées à ses activités et aux ressources qu’elle détient ou contrôle. Citons notamment le dioxyde de carbone produit par une centrale à charbon.

La catégorie 2 représente les émissions indirectes d’une entreprise, ou celles qui résultent de l’énergie qu’elle achète. Elles correspondent globalement aux émissions de catégorie 1 d’autres entreprises. Ainsi, lorsqu’un constructeur automobile achète de l’électricité à une compagnie d’électricité, ses émissions de catégorie 2 correspondent aux émissions de catégorie 1 de son fournisseur. 

La catégorie 3 désigne les émissions indirectes générées par chaque activité de la chaîne de valeur d’une entreprise. On distingue les émissions de catégorie 3 en amont, générées par les fournisseurs de l’entreprise, et les émissions en aval, liées à l’utilisation du produit ainsi qu’à son élimination (voir illustration 1). Pour un constructeur automobile, par exemple, les émissions générées lors de la production des pièces détachées reçues des fournisseurs sont considérées comme des émissions de catégorie 3 en amont, et les émissions émises par les conducteurs au cours de la durée de vie des véhicules comme des émissions de catégorie 3 en aval.

Illustration 1: Classification des émissions de gaz à effets de serre

Illustration1: Classification des emissions de gaz a effets de serre

Source: Pictet Asset Management

Le concept relativement récent des émissions évitées, qui ne fait pas partie du Protocole des émissions GES officiel, vise à quantifier la réduction des émissions de carbone obtenue grâce aux produits ou services d’une entreprise.

Cette quatrième catégorie s’applique généralement aux entreprises qui opèrent dans les secteurs des énergies propres et des technologies environnementales. On peut en effet penser que les émissions évitées d’une société productrice d’énergie renouvelable seront élevées, car ses produits généreront beaucoup moins d’émissions que l’énergie produite à partir de combustibles fossiles du fournisseur qu’elle a remplacé.

Catégories: justifications et exemples d’utilisation

Pour un investisseur, il est important de comprendre la nature et les limites des différentes catégories d’émissions avant de les utiliser à des fins de sélection des titres ou de construction de portefeuille. 

Les émissions de catégorie 1 sont avant tout perçues comme l’élément de base d’une hiérarchisation des émissions. Elles sont faciles à calculer et largement disponibles. L’une des principales raisons incitant les investisseurs à prendre en considération les émissions de GES tient toutefois à la nécessité d’évaluer l’exposition des entreprises au risque de hausse des prix du carbone (le risque carbone). Or, les données sur les émissions de catégorie 1 ne fournissent pas toujours une évaluation précise du risque carbone d’une entreprise. N’utiliser que cet indicateur pourrait donc conduire à des résultats trompeurs.

Certaines entreprises, en particulier celles qui disposent d’un fort pouvoir de fixation des prix, peuvent en effet répercuter le risque financier lié à leurs émissions de catégorie 1 sur leurs clients ou sur d’autres acteurs de leur chaîne d’approvisionnement, en pratiquant des prix plus élevés.

Les émissions de catégorie 2 constituant une composante majeure de l’empreinte carbone d’une entreprise, l’association des deux catégories d’émissions offre par conséquent aux investisseurs une vue plus complète du risque carbone.

Les émissions de catégorie 2 représentent le risque pour une entreprise de voir ses bénéfices amputés des coûts liés à une augmentation du prix du carbone. Ainsi, un fabricant de biens d’équipement dont la consommation d’électricité est importante peut présenter de très faibles émissions de catégorie 1, mais des émissions de catégorie 2 élevées.

La catégorie 3 répertorie les émissions qui surviennent tout au long de la chaîne de valeur d’une entreprise. Ce sont les émissions qui sont liées à ses activités, mais qu’elle ne contrôle pas directement.

La capacité à déterminer clairement le niveau des émissions de catégorie 3 en amont et en aval est utile, car elles représentent la limite haute du risque lié au carbone d’une entreprise. Autrement dit, elles montrent le risque carbone d’une entreprise qui, ne disposant pas d’un pouvoir de fixation des prix, se voit contrainte de supporter l’intégralité du coût induit par une hausse des prix du carbone tout au long de sa chaîne de valeur.

Dans les faits, cependant, la situation apparaît plus complexe. L’exposition d’une entreprise à l’augmentation des prix du carbone est invariablement liée au pouvoir de négociation dont elle dispose face à ses fournisseurs et clients1[1].

Les sociétés qui bénéficient d’une position dominante au sein de leur chaîne de valeur – celles qui sont suffisamment grandes pour imposer leurs conditions – sont généralement moins exposées au risque carbone pour un niveau donné d’émissions de catégorie 3, car elles ont en mesure de le transférer. A l’inverse, les entreprises qui ne peuvent pas fixer leurs prix seront plus exposées au risque carbone lié aux émissions de catégorie 3. Cette distinction joue souvent un rôle clé dans les décisions d’investissement.

Illustration 2 – Emissions de gaz à effet de serre de Volkswagen, par catégorie*

Illustration 2 – Emissions de gaz à effet de serre de Volkswagen, par catégorie*

Source: Rapport sur le développement durable 2021 de Volkswagen, données annuelles; *les chiffres indiqués sont donnés en équivalent CO2, une mesure utilisée pour comparer, à l’aide d’une unité commune, différentes émissions de gaz à effet de serre selon leur potentiel de réchauffement climatique

Prenons les caractéristiques environnementales du constructeur automobile Volkswagen (VW). Bien évidemment, la principale source d’émissions de gaz à effet de serre de l’entreprise réside dans l’utilisation des voitures, soit des émissions aval de catégorie 3. Pour les investisseurs qui envisagent d’investir dans le groupe allemand, c’est cette dimension qu’il convient de prendre en compte pour évaluer le risque pesant sur la rentabilité de l’entreprise, car elle permet de quantifier la menace que représenterait une hausse inattendue des prix du carbone.

L’industrie alimentaire est un autre secteur pour lequel les émissions de catégorie 3 joue un rôle essentiel dans l’analyse des risques climatiques. Cette fois-ci, c’est l’amont qui compte.

Prenons l’exemple de Kraft Heinz. Pour cette entreprise, les biens et services achetés – émissions amont de catégorie 3 – constituent la majeure partie des émissions totales. Il faut probablement y voir une conséquence de la dépendance du groupe à des ingrédients à forte intensité carbone tels que la viande rouge, et le signe qu’une flambée des prix du carbone pourrait très facilement se répercuter sur ses coûts de production. 

Illustration 3 – Emissions de gaz à effet de serre de Kraft Heinz, par catégorie

Illustration 3 – Emissions de gaz à effet de serre de Kraft Heinz, par catégorie

Source: Rapport ESG de Kraft Heinz, 2021, données annuelles; les chiffres indiqués sont en équivalent CO2 

Si les investisseurs peuvent se servir des émissions de catégories 1, 2 et 3 comme d’outils destinés à mieux maîtriser le risque carbone, cette approche peut également faire apparaître certaines opportunités d’investissement, en permettant d’identifier les acteurs les plus et les moins avancés dans la décarbonation de leurs activités et de déterminer si leurs valorisations le reflètent de manière appropriée.

Emissions évitées

Pour ceux qui souhaitent réaliser des investissements à impact (i. e. qui cherchent à apporter une contribution positive tout en générant une performance financière), les émissions de catégories 1, 2 et 3 ne sont pas suffisantes, car elles ne reflètent pas la contribution potentielle à la transition climatique des produits et services d’une entreprise. 

Un fabricant d’éoliennes affichera ainsi des émissions de catégories 2 et 3 élevées, en raison des émissions liées à l’extraction et au traitement des matières premières et des processus de fabrication. 

Mais sa contribution au remplacement de la production d’électricité à partir de combustibles fossiles (c’est-à-dire les émissions évitées) n’est pas prise en compte. C’est pourtant exactement ce que les investisseurs à impact considéreront comme fondamental.

Malgré la pertinence évidente de ce facteur, l’estimation des émissions évitées s’avère complexe et repose inévitablement sur un certain nombre d’hypothèses. 

En tant que concept, l'effet de substitution représente un écart par rapport à un scénario de base contrefactuel. En d’autres termes, les investisseurs peinent à déterminer les effets de l’absence du produit ou du service concerné sur le climat.

Cela étant, comme le calcul précis des émissions nettes évitées grâce à l’adoption d’un produit ou d’un service est impossible, il faut passer par des substituts. Pour cela, on peut entre autres comparer les émissions du cycle de vie complet d’un nouveau produit à celles du produit qu’il cherche à remplacer. Même si les méthodologies évoluent encore, les problèmes techniques ne sont pas insurmontables.

Contribuer à l’atténuation du changement climatique

Pour les investisseurs qui souhaitent utiliser la catégorie 3 ou les émissions évitées à des fins de construction de portefeuille, la qualité des données constitue un facteur important. Mais de nombreuses entreprises ne communiquent encore que partiellement leurs émissions de catégorie 3. 

Même s’il faut toujours traiter les estimations et les substitutions avec prudence, elles jouent un rôle important car elles donnent aux investisseurs une base sur laquelle s’appuyer pour entamer le dialogue avec les sociétés dans lesquelles ils investissent.

Pour autant, des relevés d’émissions exacts ne garantiront pas à eux seuls que les objectifs climatiques des investisseurs seront atteints. Pour cela, il faut que ces données s’inscrivent dans un programme d’engagement et de réaffectation des capitaux plus étendu. 

Comme déjà évoqué, la contribution essentielle des investisseurs à la lutte contre le changement climatique repose sur deux piliers: 1) un engagement actif aux côtés des entreprises pour les encourager à réaliser leur transition et 2) le financement de solutions climatiques, qui doit s’appuyer sur un concept tel que les émissions évitées à évaluer.

Sur les marchés actions, les améliorations apportées à la mesure de l’empreinte carbone des entreprises ont favorisé l’émergence d’un nombre croissant de stratégies d’investissement axées sur l’environnement, dont beaucoup cherchent à investir dans des activités qui offrent des réponses aux défis environnementaux grâce aux produits et services fournis par les sociétés.

Les appels en faveur de solutions d’investissement climatique, en particulier de la part d’investisseurs à impact, ne feront qu’augmenter, tout comme les exigences en matière de normalisation et de mesure des émissions évitées.



[1] Autrement dit, en termes économiques précis, l’élasticité de l’offre et de la demande sur l’ensemble des marchés intermédiaires pertinents.

Stephen Freedman, Head of research and sustainability pour l'équipe thématic Équities et les conseils consultatifs thématiques a Pictet Asset Management 

Stephen Freedman a rejoint Pictet Asset Management en 2019 et occupe les fonctions de Head of research and sustainability pour l’équipe Thematic Equities et préside également les Conseils consultatifs thématiques. Avant de rejoindre Pictet, Stephen travaillait chez UBS Wealth Management, qu’il a quitté alors qu’il était responsable des solutions d’investissement durable pour le continent américain, basé à New York. Précédemment, il a occupé divers postes dans le domaine de la stratégie d’investissement, notamment ceux de responsable de la stratégie d’investissement thématique et de responsable de l’allocation d’actifs tactique. Il a commencé sa carrière chez UBS à Zurich en 1998 en tant qu’économiste et analyste des politiques publiques. Depuis 2018, il enseigne la finance environnementale à l’université de New York. Il a également été coprésident fondateur du séminaire de l’université de Columbia sur la finance durable de 2016 à 2019. Stephen est titulaire d’un doctorat (PhD) et d’un master en économie de l’université de Saint-Gall. Il est détenteur de la certification CFA et a obtenu la désignation FRM de la Global Association of Risk Professionals.