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Naviguer dans l’investissement durable (ID) dans un monde anti-ESG

Par Alison Schneider, Représentante canadienne, Ceres Investor Network
avril 30, 2025

Les fonds de pension canadiens peuvent se demander, à juste titre : l’ESG est mort? Après tout, plus de 70 gestionnaires d’investissement mondiaux de premier plan, dont BlackRock et Wellington, ont récemment quitté des initiatives climatiques internationales telles que Climate Action 100+ et l’Initiative des gestionnaires d’actifs Net Zéro. De plus, toutes les grandes banques américaines et canadiennes se sont retirées de l’Alliance bancaire Net Zéro (NZBA). Bon nombre de ces sorties ont eu lieu avant l’investiture de Trump, et la liste continue de s'allonger. Il suffit de constater que, dans un climat de polarisation accrue, ces décisions ont probablement été motivées par un souci d'auto-préservation, de gestion des risques juridiques, et de rétention de la clientèle américaine. 

Cependant, il demeure essentiel pour les caisses de retraite, situées au sommet de la chaîne d’investissement, d’exercer leur voix et de communiquer leurs attentes en matière d’investissement durable et de divulgation ESG à leurs gestionnaires de fonds. Les investisseurs institutionnels doivent être conscients de mesures telles que la valeur à risque climatique, qui quantifient l’exposition de leur portefeuille. Mais l’investissement durable ne se limite pas à la gestion des risques. Les mégatendances mondiales, telles que la transition énergétique, la décarbonation et la numérisation, offrent des occasions d’investissement majeures, bien alignées sur les profils actif-passif des régimes de retraite.

Faire le point

On peut soutenir que si l’investissement durable suscite aujourd’hui des réactions négatives dans certains territoires, c’est justement en raison de son succès. Il est à noter que les Principes pour l’investissement responsable (PRI) soutenus par l’ONU, fondés en 2005, poursuivent leur progression. Aujourd’hui, plus de 5 000 entités d’investissement, représentant plus de 121 000 milliards de dollars américains d’actifs sous gestion, sont membres des PRI, preuve de la reconnaissance continue de la valeur de l’investissement durable.

L’argument commerciale de l’investissement durable (ID) est bien établi, et l’ID est de plus en plus — et non l’inverse — intégré dans la gestion des risques liés aux investissement, la stratégie et la création de valeur courantes.

« Une étude de MSCI Research publiée en 2024 a révélé que les entreprises les mieux notées sur le plan ESG surperforment systématiquement leurs homologues moins bien notées, principalement en raison de meilleurs fondamentaux de bénéfices¹ .  Une méta-étude menée en 2021 par Rockefeller Asset Management a conclu que l’investissement ESG semble offrir une protection contre les baisses lors de crises sociales ou économiques, et que la gestion en vue d’un avenir sobre en carbone améliore la performance financière². »

Plusieurs organisations qui ont quitté les alliances NZ sont considérées comme des piliers du développement durable qui pratiquent l'écoblanchiment, en restant discrètes sur leur travail en matière de développement durable, bien que celui-ci soit encore ostensiblement en cours. Il est intéressant de noter que 54 investisseurs canadiens représentant 8,6 milliards de dollars d'actifs sous gestion (AuM) continuent de soutenir pleinement Climate Engagement Canada, qui s'engage auprès de 41 émetteurs canadiens sur les questions climatiques. Malgré le sentiment anti-ESG, la SEC a récemment approuvé le lancement de la première bourse américaine axée sur le développement durable, afin de permettre aux investisseurs d'accéder facilement à des entreprises plus vertes désireuses de divulguer de manière transparente des données ESG.   

Néanmoins, le moment est peut-être venu de repenser la stratégie d'investissement durable pour s'assurer qu'elle s'aligne sur l'évaluation du risque et de la valeur par les fonds. Qu'est-ce qui a changé, le cas échéant ?

Évaluation continue de l’ESG

La nomenclature du développement durable a changé, mais les paramètres sous-jacents demeurent sensiblement les mêmes. De nombreux investisseurs préfèrent aujourd’hui parler d’investissement durable (ID) plutôt que d’ESG, et continuent de suivre des indicateurs précis, comme l’éco-efficacité pour les actifs réels (par exemple, la consommation d’énergie par pied carré) ou la préparation à la transition climatique (par exemple, l’intensité des émissions et le pourcentage de revenus verts) pour les entités à forte intensité de carbone. 

Certains concepts, comme la diversité, l’équité et l’inclusion (DEI), sont devenus politisés et leur usage s’est amoindri dans les communications des entreprises et des investisseurs, notamment dans lier la rémunération des dirigeants à des objectifs de diversité.

Les caisses de retraite devraient veiller à ce que leurs gestionnaires de fonds continuent de suivre les mêmes indicateurs ESG utiles à la décision, comparables, pertinents et matériels qu’auparavant pour guider leur évaluation des risques et de la valeur des investissements.

Impact du changement climatique

Le changement climatique n’a pas perdu en importance. Bien au contraire. L’année 2024 marque la première fois dans l’histoire où la température moyenne mondiale a dépassé de 1,5 degré Celsius les niveaux préindustriels, ce que les scientifiques considèrent comme un seuil critique ou un point de basculement.  

Les événements météorologiques extrêmes ont causé à eux seuls 8,5 milliards de dollars de pertes assurées au Canada. Les pertes économiques totales d’un seul événement catastrophique naturel — les incendies de forêt en Californie en janvier 2025 — devraient dépasser 250 milliards de dollars américains. De nombreuses compagnies d’assurance américaines augmentent leurs primes ou se retirent des marchés jugés plus risqués.

Le changement climatique n’est pas un indicateur ESG à prendre à la légère. Il constitue un risque systémique qui agit comme un multiplicateur de risques à travers plusieurs dimensions financières et socio-économiques. L’analyse de scénarios est essentielle pour identifier des versions plausibles de l’avenir, des voies vers la résilience climatique et des stratégies d’adaptation. Les régimes de retraite exigent que les gestionnaires de fonds tiennent compte des risques climatiques à plus long terme. « En effet, selon des experts juridiques, les fiduciaires des régimes canadiens ont l’obligation de le faire et sont considérés comme ultimement responsables en cas d’omission de tenir compte des risques et des opportunités liés au climat³. »

 Divulgation ESG

À ce jour, la divulgation ESG ne semble pas avoir été affectée négativement. RepRisk rapporte que le l'écoblanchiment est en déclin. Les divulgations ESG deviennent moins nombreuses, mais de meilleure qualité. De nombreuses entreprises sont toujours soumises à des obligations de divulgation ESG obligatoires dans les juridictions où elles opèrent. 

Le programme Climate Action 100+ a rapporté une augmentation importante des divulgations sur les plans de réduction d’émissions. Alors que certaines entreprises canadiennes, comme celles de Pathways Alliance, aient retiré leurs informations relatives au climat après l'adoption de la loi canadienne sur la concurrence (projet de loi C-59) visant à lutter contre l'écoblanchiment, cela semble être dû à des préoccupations concernant ce qui devrait être divulgué, plutôt qu'à un quelconque programme anti-ESG.

La divulgation des informations ESG au Canada devrait continuer à s'améliorer. Les cadres d'investissement durable ont convergé et se sont formalisés sous l'égide des normes comptables IFRS, ce qui permet aux investisseurs d'accéder plus facilement à des données comparables et utiles à la prise de décision en matière de développement durable. Bien que ces cadres de déclaration soient actuellement volontaires au Canada, le Conseil canadien des normes de durabilité a été créé pour soutenir l'adoption des normes de l'ISSB au Canada.

Marchés publics : vote par procuration et engagement

Le sentiment anti-ESG a eu un certain impact sur le vote par procuration et l'engagement, dans le contexte américain. Bien que le nombre de propositions d'actionnaires anti-ESG, y compris anti-DEI, chez les émetteurs américains ait représenté environ 10 % de toutes les propositions en 2024, elles ont recueilli de très faibles niveaux de soutien de la part des actionnaires, soit environ 2,5 %. Cependant, moins de parties déposent des propositions ESG dans l'ensemble, avec 34 % de propositions ESG en moins déposées au 21 février 2025 par rapport à l'année précédente. Cette tendance reflète la réticence des actionnaires de sociétés américaines à faire entendre leur voix dans le contexte politique actuel. Les récentes directives de la SEC, qui considèrent l'engagement auprès des émetteurs sur les questions ESG comme une tentative d'exercer une influence indue, ont incité les grands investisseurs à suspendre leurs programmes d'engagement. Les fonds de pension devraient s'assurer qu'ils communiquent avec les gestionnaires de fonds américains concernant leurs attentes en matière de vote par procuration et d'engagement.  

Risques juridiques

Il reste à voir si les risques juridiques des fonds de pension canadiens ont réellement augmenté. Les entreprises bénéficiaires d'investissements peuvent être confrontées à la perception d'une responsabilité accrue de l'entreprise, d'une action réglementaire potentielle et d'un risque de réputation accru en ce qui concerne la manière dont les questions ESG sont traitées. 

Aux États-Unis, il existe un nombre restreint mais croissant de procès anti-ESG, mettant en cause des entités considérées comme ayant un agenda climatique.  Indépendamment de la tendance anti-ESG, plus de 2 000 actions en justice liées au climat sont actuellement en cours et l'on s'attend à ce qu'il y ait davantage d'affaires, car les individus et les communautés se tournent vers le système juridique pour demander aux entreprises et aux gouvernements locaux de rendre des comptes sur le changement climatique. Si 80 % des affaires proviennent des États-Unis, elles se répandent dans le monde entier.

Certains États américains ont adopté des réglementations anti-ESG, t avec l’appui de membres des deux partis. En janvier 2025, un juge fédéral du Texas a statué que le régime de retraite d'American Airlines avait manqué à son obligation légale en permettant à son gestionnaire d'actifs d'inclure des facteurs ESG dans ses décisions d'investissement. Pourtant, la règle fédérale du ministère américain du travail confirme que les fiduciaires régis par l'ERISA doivent prendre en compte les facteurs ESG dans leurs décisions d'investissement, comme ils le feraient pour tout autre facteur pertinent sur le plan financier. Cette règle a été jugée toujours valable le mois suivant, le 18 février 2025. 

« Des juristes canadiens estiment que les fiduciaires de régimes de retraite ont l’obligation de prendre en compte les risques liés au climat dans la gestion des actifs du régime⁴ », tandis que la « Cour suprême du Canada reconnaît les changements climatiques comme une menace existentielle nécessitant une action coordonnée⁵. » Les administrateurs doivent s’assurer que le régime de retraite gère adéquatement le risque climatique. 

Durabilité 2.0

Où cela nous mène-t-il ? Les fiduciaires ne peuvent pas se permettre de négliger les facteurs ESG importants. Ils doivent trouver un équilibre entre les considérations de risque et de rendement intergénérationnels actuels et futurs sur des périodes qui peuvent dépasser leur propre durée de vie. Compte tenu de la tendance à l'écoblanchiment, les propriétaires d'actifs devraient s'assurer que les gestionnaires de fonds intègrent suffisamment la prise en compte des facteurs ESG dans les processus d'investissement. La réaction anti-ESG peut avoir un effet positif, en incitant les investisseurs à intégrer plus profondément les considérations de durabilité dans les processus d'investissement en interne, à travers les fonctions organisationnelles, en influençant la stratégie d'investissement et en améliorant les rendements ajustés au risque sur le long terme. 

« En tenant compte du fait que le monde a dépassé 6 des 9 limites planétaires ou points de basculement climatiques⁶ », il est essentiel que les investisseurs comprennent à quel niveau de risque leur portefeuille est réellement exposé. Les détenteurs d’actifs doivent demander des comptes aux gestionnaires de fonds quant à l’évaluation et au contrôle des risques ESG, ainsi qu’à toute modification importante de cette évaluation. Les facteurs liés à la durabilité devraient être intégrés à la fois dans les évaluations de la gestion des risques d’entreprise (ERM) et dans le processus d’investissement. Il est important de veiller à ce que les indicateurs clés de performance (KPI) ESG soient suivis et que les décideurs soient tenus informés des principales tendances, réglementations et politiques ESG.

« La Ligne directrice No. 10 de l’ACOR sur la gestion des risques de 2024 établie une attente selon laquelle les promoteurs de régimes de retraite doivent concevoir la gouvernance de leur régime, leur stratégie de placement, leur gestion des risques et leurs pratiques décisionnelles en matière d’investissement en tenant compte des risques et des opportunités significatifs liés à la durabilité⁵. »

La polarisation croissante modifie la manière dont les investisseurs perçoivent les risques et les occasions, avec des répercussions sur l’investissement durable (ID), allant de l’évaluation du risque-pays et des stratégies d’allocation d’actifs jusqu’aux critères d’exclusion d’investissement. Par exemple, les investissements dans les infrastructures durables telles que les énergies renouvelables et les services publics électriques peuvent paraître de plus en plus attrayants, car ils offrent une protection naturelle contre l’inflation en période de volatilité économique et représentent « une possibilité d’investissement de 80 000 milliards de dollars américains dans le cadre de la transition énergétique⁷.»

Selon un rapport du RPCI, les investisseurs institutionnels canadiens ont augmenté leur investissement en infrastructures, passant d’une moyenne de 4,15 % des actifs sous gestion (ASG) en 2010 à 10,15 % en 2023. Certains détenteurs d’actifs trouvent les investissements dans les marchés émergents plus attrayants, en raison de leur performance macroéconomique robuste, représentant 50,4 % du PIB mondial en 2024 et 65,9 % de la croissance du PIB au cours des dix dernières années.

En ce qui concerne les exclusions, les administrateurs de régimes pourraient souhaiter réexaminer leurs critères à la lumière des appels à une augmentation des dépenses militaires du Canada, notamment pour déterminer si les investissements dans les sous-marins ou le matériel militaire sont admissibles. 

Pensée Finale 

Les fiduciaires des régimes de retraite au Canada devraient prendre avec prudence le sentiment anti-ESG en provenance des États-Unis. Les risques ESG importants demeurent omniprésents et doivent être intégrés à la gouvernance des régimes, aux convictions en matière d’investissement, à la gouvernance des risques et aux processus de gestion des risques d’entreprise (ERM). »



Note de bas de page

1Giese, Guido et al, MSCI ESG Ratings in Global Equity Markets: A Long-Term Performance Review.” March 2024

2 Whelan, Tensie, et al., “ESG and Financial Performance,’ Rockefeller Asset Management and NYU Stern, 2021

3Bauslaugh, Randy, “Climate Change: Legal Implications for Canadian Pension Plan Fiduciaries and Policy-Makers,” McCarthy Tetrault, 2021

4 Hansell, Carol “Fiduciary Obligations with Respect to Climate Change,” 2020.  

5Supreme Court of Canada. GHG Pollution Pricing Act, 2021

6 Richardson et al, “All planetary boundaries mapped out for the first time, six of nine crossed,” Stockholm Resilience Centre, 2023 

 7 Infrastructure Outlook, Global Infrastructure Hub, https://outlook.gihub.org/

Alison Schneider, directrice, Encompass ESG Corp.

Alison est Senior Fellow chez GRESB BV, représentante canadienne du Ceres Investor Network et consultante en développement durable. Avant de fonder Encompass (2022), Alison a créé et dirigé le service d'investissement responsable de l'Alberta Investment Management Corporation (2012-2022). Alison est cofondatrice de GRESB Infrastructure et de Climate Engagement Canada.

Alison a dirigé ou contribué à la gouvernance d'entités telles que le Conseil de fondation du GRESB, le Réseau international de gouvernance (ICGN), le Réseau de leadership des investisseurs du G7 (volet changement climatique) et l'Organisation internationale de normalisation (32210).  Alison a reçu le prestigieux prix Canadian Clean50 et le prix des anciens élèves de l'Université de l'Alberta. Elle enseigne dans le cadre de la Canada Climate Law Initiative (Allard Law School) et du programme MBA de l'Université de l'Alberta, et est une conférencière et une auteure recherchée.